[27 juin 2112] Sale journée

L'air las, Grégoire marchait nonchalamment à travers les rues de la ville en direction de son rendez-vous. Levé du pied gauche, il semblait réfractaire à une quelconque interaction sociale. Slalomant soigneusement entre les passants, soupirant lorsque ces derniers le forlaient le trop à son goût ou manquait de lui marcher sur les pieds, il avait ce même réflexe qu'il abhorrait pourtant en temps normal: il était dans sa bulle, coupé du monde extérieur et semblait ne pouvoir en sortir. Il était assez étonnant de voir à quel point l'air menaçant du temps semblait se refléter sur le comportement de Grégoire.

Son porte-document sous le bras et un gobelet de café prêt-à-emporter dans la main, il semblait se diriger d'un pas décidé vers un grand bâtiment. Soudain, il s'arrêta net, au beau milieu de la rue. Ne se souciant pas de la gêne qu'il pouvait créer dans le flux intense des piétons, il farfouilla, de sa seule main disponible, dans son porte-document.

« Putain, mais c'est pas vrai ! », s'exclama t-il sans pouvoir le contenir.

Sur le bar. Il avait oublié le projet qu'il devait présenter à son responsable de stage, le seule vraie projet que ce dernier lui avait confié en plusieurs mois d'embauche. Grand dilemme : y aller sans sa présentation et passer pour un guignol ponctuel ou bien faire demi-tour et accepter d'être catalogué comme un étudiant peu sérieux. Une gorgée de café l'aiderait sûrement à prendra sa décision.

Difficile de dire si Grégoire parvint à boire sa gorgée de café vu que, sitôt son arrêt impromptue, quelqu'un lui percuta le dos, ce qui provoqua... Un miaulement ? Suivi par un grommellement...

"En voilà une idée de s'arrêter comme ça en pleine rue quand on vous suit ! Vivement qu'un chirurgien arrive à greffer des feux stop au cul des gens, ça arrangera bien des choses."

C'était Dean qui était rentré dans Grégoire qui s'était stoppé net. Il s'était vêtu d'un simple jean bleu et d'un polo clair, sur lequel se détachait la figure velue d'un chat qu'il tenait dans ses bras. Les habits de Dean n'étaient certes pas très originaux, mais on pouvait voir au premier coup d’œil qu'il n'était pas spécialement dans le besoin.

Le chat lui... C'était une autre histoire. Pas de collier, et bien loin de l'image idyllique du chat grassouillet et réjoui qu'on pouvait voir dans les pubs télés pour la nourriture de luxe. Mais le plus étrange, dans l'affaire, c'est que le chat avait l'air complètement stone.

La chemise maculée de café, Grégoire resta immobile pendant un court instant, histoire de prendre la juste mesure du comique de la situation. En un sens, le destin avait choisi pour lui : il devrait rentrer chez lui. Impossible de se présenter devant Mr Finggis dans cette tenue.

Grégoire n’eut pas le temps de se retourner pour identifier la pauvre âme qui ne regardait pas devant soi, que Dean, d’une voie qui lui sembla juvénile sur le coup, lui tint des propos qui ne calmèrent en rien l’excitation latente du jeune français. Sans même faire volte-face, il lui répondit comme du tac au tac :

« Ouais bah mon p’tit gars, c’est pas le jour alors trace ta route et on en recausera quand tu auras du poil aux pattes. »

C’est lorsqu’il tourna la ta tête et qu’il aperçu le chat qu’il comprit que ce moment était déjà arrivé. Il était en tord, sans aucun doute, mais le ton de son interlocuteur et le déroulement de sa journée ne le mettait pas les dispositions idéales pour le reconnaître facilement.

« Et tu ferais bien d’emmener ton minou au véto avant qu’il ne soit trop tard car j’ai l’impression que c’est pas la forme. »

Les deux pieds bien ancrés au sol, au milieu de la foule qui continue à filer de part et d’autres, il s’était retourné, face au jeune homme, qui de visu ne paraissait plus si jeune que cela.

Une mauvaise journée manifestement pour le croisement entre un être humain et un réverbère... Le temps était à l'orage, cela affectait l'humeur des gens paraissait-il. Dean, lui, avait plutôt en tête ce qui obsédait tous les jeunes de son âge : l'homicide.

Il gratta machinalement entre les oreilles de son chat, provoquant en celui-ci une réaction vaguement extatique. L'animal n'était pas au mieux de sa forme, c'était un doux euphémisme. Dean l'avait ramassé dans une ruelle en l'appâtant à sa manière.

"Ouais je sais... Il s'est taillé, et voilà seulement que je le retrouve... Mais t'en fais pas, j'ai l'intention de bien m'occuper de lui.", répondit Dean à Grégoire d'un ton égal, quoiqu'une certaine lueur malsaine dans le regard du jeune laissait planer un mauvais augure sur le sens réel du verbe s'occuper.

*Mais à la réflexion, je pourrais tout aussi bien m'occuper de toi...*, rajouta-t-il en pensée.

"Tu ferais bien d'emmener ta chemise au pressing. J'ai l'impression que c'est pas la forme non plus de son coté.", conclut-il, narquois.

les dernières semaines avaient été compliquées et forte en émotion pour Jake. Plus le temps passait depuis qu'il était chez Ganymède, et moins il arrivait à dormir la nuit. On dit que la nuit porte conseil, mais jusqu'à présent, Jake n'en avait pas eu le preuve. Il avait surtout tourné et retourné son lit, passait ses nuits à trainé sur internet sans trouver de réponses.

Tout ça commençait à jouer sur son moral et ça avait tendance à l'agacer. Il n'aimait pas être chonchon ou absorber par quelque chose au point de ne plus en dormir. Aussi, bien avant que ses colocataires soient réveillés, il avait décidé de se décrasser un peu. Fouillant dans son sac qu'il avait rapporté chez Candice, il mit la main sur son jogging fétiche et une veste à capuche, le tout gris.

Une fois dehors, il s'était aperçu que le temps ne semblait pas s'améliorer non plus. Les gens tireraient surement la gueule!

* Manque plus qu'une pleine lune et la soirée va être sympa au bar ce soir. *

Il cala le dernier morceau des Divas sur son mp18 et traversa la route.

Bien qu'il était perdu entre ses pensées et le refrain de la chanson, ses yeux se posèrent sur une silhouette familière. A y regarder de plus près, Jake reconnut Grégoire. Il semblait en pleine conversation avec quelqu'un que Jake ne connaissait pas par contre et qui tenait un chat dans ses bras. En se rapprochant, Jake remarqua que le ton entre les deux personnes semblaient électriques, tout comme le temps.

Ôtant son casque, Jake ne comprit que quelques bribes de la conversation. Chat, teinturier... Ah oui en effet, Grégoire avait une belle tache sur sa chemise.

" Salut Grégoire. Ça va?

Il avait volontairement prononcer son prénom avec une tentative d'accent français qui ne devait pas ressembler à grand chose. Mais cette fois, il avait retenu son prénom.
Puis s'adressant au jeune homme au chat.

" Salut, moi c'est Jake. ben alors qu'est-ce qu'il lui est arrivé à ce pauvre chat? "

Grégoire n'était pas expert en analyse de la nature humaine mais il ne fallait pas avoir fait beaucoup de recherches en la matière pour se rendre compte après quelques minutes passées avec lui, que quelque chose ne tournait pas rond chez Dean. Seulement Grégoire ne savait pas où cela clochait. Il n'y avait que cet air malsain se dégageant du jeune qui le laissait présager que l'animal courrait à sa perte. Même dans son plus mauvais jour, Grégoire n'était qu'un enfant de chœur face au psychopathe qui lui faisait face et ainsi, il ne mit pas longtemps à occulter sa propre situation pour s'inquiéter de celle d'un autre.

« Mais euh... il est à toi ce chat ? Parce qu'il a l'air plutôt sorti d'habitué à un caniveau qu'à un maître attentionné. » Dit-il en se frottant la chemise, comme si le café allait disparaître par magie.

Que pouvait-il bien faire ? Il ne connaissait pas le bonhomme et avait d'autres affaires plus importantes à gérer. Et puis il devait voir le mal partout. Personne n'était assez taré pour se balader en plein rue avec un chat pour aller le zigouiller tranquillement quelques rues plus loin.

Alors que Grégoire réfléchissait déjà à la façon dont il pouvait comprendre à ce type qu'il faisait un peu peur, Jake déboula, sorti de nulle part, et salua les deux jeunes hommes, tour à tour. Grégoire lui retourna un faible « Salut » avant de lui montrer sa chemise maculée pour toute réponse.

« Ouais, c'est justement ce dont on parlait : du chat. Y'a un bon véto dans le coin ? Ca peut toujours dépanner » dit-il en souriant intérieurement.

Évidemment... L'on disait souvent qu'un animal de compagnie était un aimant à gonzesses. Ou un aimant à mecs. Manifestement, le chat, c'était plutôt un aimant à mecs. Que des questions sur le félin. Qu'est-ce qu'il en savait lui... C'était juste un chat de gouttière qu'il avait ramassé dans une ruelle à coup de valériane, et qu'il avait prévu d'exterminer sitôt rentré à ExistenZ, pour un peu se remettre à jour sur ses pouvoirs.

Ceci provoquait un certain malaise chez Dean qui ne savait pas trop quoi répondre, le temps de monter un bobard crédible. Pendant ce temps là, le chat avait l'air toujours aussi ravi.

"Non mais c'est pas la peine de vous en faire pour mon chat les gars... C'est juste un sac à puces qui... euh... s'était fait la malle pour aller vivre la grande vie dans les poubelles et les minettes. C'est normal qu'il fasse un peu la gueule. Mais bon, je l'ai retrouvé par hasard, et puis... Je vais le ramener pour le remettre d'aplomb !"

Ou pas... Il fallait donner des gages de bonne volonté, sinon il allait se ramasser les deux zouaves aux basques.

"Moi c'est Dean. Et lui c'est... euh... Paillasson.", improvisa-t-il.

A moins que les deux jeunes gens de la Fondation décidaient d'attacher le mutant afin de l'empêcher de s'en aller avec ce chat, Grégoire était sûr que ce taré allait partir, l'animal dans les bras. Et puis d'abord, la présomption d'innocence ?

Loin de s'imaginer être devant l'un des plus dangereux membres d'ExistenZ, il baissa quelque peu les bras. Lançant une dernière perche à l'intention des deux garçons, il revenait petit à petit à sa propre sphère de soucis:

"Bon, faut nous excuser mais y'a tellement de cinglés dans les rues de nos jours qui seraient capables des pires choses gratuitement qu'on devient un poil parano." Dit-il en approchant sa main du chat. Lui grattant le poil, il s'aperçu, de part l'état de son poil, que le matou était dehors depuis quelques temps. "Il vit dehors ton chat en fait ? Pas de collier, c'est risqué..."

Les diverses hésitations du jeune homme renforcèrent Grégoire dans son idée de départ: ce n'était pas son chat. Il regarda Jake d'un oeil complice, espérant qu'il comprendrait. Et en même temps, il ne voulait pas passer sa matinée a venir en aide à la veuve et l'orphelin à poil.

Grégoire ne semblait pas dans son assiette. La tache sur sa chemise y était certainement pour quelque chose, mais à y regarder de plus près, il s'était trouvé quelqu'un pour se passer les nerfs.
Le Dean en question paraissait légèrement louche à se trimballer en ville avec un chat qui semblait tout droit sorti d'un film de félins zombies et visiblement Grégoire paraissait encore bien plus suspicieux à son égard. Que pouvait-il s’être passé pour qu'il s'acharne sur ce type, certes un peu bizarre, mais comparé à ce qu'il avait vu dernièrement tout était relatif.

Finalement, Dean semblait bafouiller et chercher ses réponses face à l'interrogatoire musclé de Grégoire. Bien qu'un peu déboussolé par tout ça, le comportement du jeune homme et la façon dont Grégoire l'interrogeait, Jake ne put que s’intéresser davantage à cette histoire. Son collègue de chez Gany essayait de lui envoyer un signe, mais malheureusement pour eux deux, ni l'un ni l'autre n'était télépathe.
Mais en même temps, qu'allait-il pouvoir bien faire? Le gamin se comportait bizarrement avec le chat mais pourquoi? Était-ce un genre de psychopathes qui torture les animaux ou bien racontait-il tout simplement la vérité?

Il n'avait de toute façon aucune preuve et puis à vrai dire, le minou semblait déjà dans sa sale état. Est-ce que Ganymède avait une section pour l'aide des animaux?
L'idée fit rire intérieurement Jake.

" Oh tu sais Grégoire, on est jamais trop prudent de nos jours. Avec tout ce qui se passe. On ne peut même plus faire confiance à nos voisins... ou aux passants. "

Il avait lancé sa phrase en souriant à Dean.

Là pour le coup, Dean ne riait plus du tout. Non seulement ça devenait franchement pénible, deux rigolos trop curieux, mais en plus, ils se foutaient ouvertement de sa gueule. Tout ça pour un malheureux chat qui serait de toutes façons mort de faim dans l'année...

"Les mecs, vous commencez à sérieusement me pomper l'air... Donc on va bien gentiment en rester là. Bonjour chez vous."

Son ton était assez glacial, et ce faisant, il dépassa Grégoire et Jake pour reprendre son chemin.

Que pouvait-il faire de plus ? Après tout, ce n'était pas ses affaires et ce mec, aussi toqué qu'il semblait être n'était pas son problème, quoi qu'un petit échange musclé l'aurait aidé à se détendre.

Il laissa Dean passer sans pour autant lui ouvrir la voie. Il regarda Jake d'un air mêlé d'énervement et de dépit, sans se préoccuper si Dean pouvait encore les entendre: "Y'a des jours, je me demande si j'aurais pas dû aller cogner à la porte d'ExZ, au moins j'aurais pas à me cacher d'être aussi radical qu'eux par moment..."

Le petit nuage noir que Grégoire trimbalait au dessus de sa tête depuis le matin ne semblait pas disparaître et le bref échange qu'il avait eu avec Dean n'avait en rien calmé ses ardeurs. Sur un ton toujours aussi sec, il tenta de s'excuser à mi mots auprès de son camarade:

"Désolé mais j'ai une journée pourrie, j'ai un rendez-vous, faut pas que je traîne. Dis, ton pouvoir, il me permettrait pas d'être à l'heure par hasard ? Tu vas chez Ganymède"

Se rendant compte qu'il parlait un peu trop librement, il se retourna dans la direction vers laquelle était partie Dean afin de savoir s'il avait entendu ses derniers mots.

Le type était infect, tout simplement infect.

En plus d’être de plus en plus étrange avec son chat zombie, il semblait de plus en plus évident qu'il cachait quelque chose. Mais bon, il n'avait pas l'air de vouloir continuer à discuter et passa son chemin avant de les avoir envoyer balader lui et Grégoire.

Jake le laissa passer en le regardant droit dans les yeux, comme pour le défier. Il se doutait que si un type pareil cachait des choses, il aurait du mal à soutenir son regard. A moins que...
Puis Grégoire s'adressa à lui. Ce dernier semblait toujours remonté de sa rencontre et de sa journée qui s'annonçait bien pourrie si elle continuait comme elle avait commencée.

" Bah! Dis pas ça! ExZ est quand même un poil radical, tu ne trouves pas? Et je sais pas pourquoi mais je suis persuadé que tu dis ça parce que t'es énervé! Allez, c'est pas une petite altercation qui va te foutre ta journée en l'air. "

Bien que Jake ne prenait partie d'ExZ, il se posait de plus en plus de questions par rapport à Ganymède. Etait-il réellement dans le bon camp? Les dernières infos qu'ils avaient pus récupérer semblait prouver qu'il y avait quelque chose au dessus d'eux qui tirait les ficelles. Du moins, c'est ce qu'il se disait. Alors au final, avait-il fait le bon choix, ou se faisait-il manipuler depuis le départ. Pour l'instant, il se contentait d'écouter Markus, personne qui l'intriguait et en qui il gardait cependant une certaine confiance. peut-être était-il tous dans le même bateau.

" Hey t’inquiètes pas! Ca arrive à tout le monde d'avoir une journée pourri qui te met les nerfs en pelote! Je comprends .

Il appuya sa phrase d'un clin d'oeil pour lui montrer que ça ne le dérangeait vraiment pas.

" Ben tu sais je peux te faire gagner quelques secondes en t'évitant de chercher trois plombes les clés de ta porte d'entrée, mais c'est bien tout ce que je peux faire. Non je ne vais pas chez Gany, j'étais parti pour me décrasser un peu. Vu ce qui nous arrive en mission, j'ai intérêt à reprendre un peu le sport pour éviter de mourir tué par un quatuor d'hystériques. "

Leur dernière mission ne s'était joué à pas grand chose et il ne voulait pas que ça se reproduise. Finalement il mit les mains dans ses poches et regarda Grégoire en lui souriant.

" Bon! Tu sais ou sont tes clés, ou je t’accompagne!? "

Aux paroles de Jake et Grégoire, Dean se figea. À quel jeu pouvaient-ils bien jouer ? Affirmer comme ça qu'ils étaient des mutants... De Ganymède semblait-il ? Et ils bavaient sur le parti et EXZ... Par chance, Dean n'avait pas spécialement d'honneur partisan : pour lui, les actes et motivations avaient plus d'importance que les noms ou les titres.

Il se retourna, dévisageant Jake puis Grégoire d'un air vaguement perplexe, tout en grattant pensivement la tête du chat qui ronronnait complaisamment. Que fallait-il faire ? Protester ? Il n'y avait pas trop d'intérêt à cela...

Au lieu de cela, Dean plissa les yeux et les lèvres, mémorisant bien le visage de ces deux là. Il les reverrait probablement, et il ne valait mieux pas les oublier. Une lueur funeste et glaciale passa dans les yeux du Californien, puis finalement, il eut un sourire mauvais, et tourna à nouveau les talons, reprenant son chemin.

Ils se reverraient.

Et ça se passerait autrement...