[Courtier Michael Käferböck] Grazer Uhrturm – Les heures d'après

Depuis que ses derniers amis étaient partis, c’était bien la troisième ou la quatrième fois que le Tyrolien repliait soigneusement la lettre, après l’avoir lue, et la replaçait dans sa poche. Peut-être la sixième fois, aussi.

Il avait pris sa décision quelques semaines auparavant, quand sa copine l’avait laissé, et avait annoncé sa démission à son employeur. Il n’avait pas donné de raison, outre qu’il partait pour un bon moment. Il avait alors mis en place les derniers préparatifs pour son retour aux Etats-Unis et avait invité ses amis à festoyer son nouveau départ dans l’un des Biergarten les plus branchés (car oui, un Biergarten peut être branché) de la ville.

Il ne lui resterait qu’à prendre son sac, ses cliques et ses claques, rendre ses clés et monter dans le train vers Vienne, dans quelques heures. De là il s’envolerait pour New York City et, qui sait ce qu’il y fera ensuite.

Il avait traversé la ville, de nuit, comme une âme en peine, avait escaladé, littéralement, le Kriegsteig, et une fois au sommet de celui-ci, il avait sorti la lettre une première fois. Les premiers mots dataient du début janvier 2110. Les dates s’accumulaient ensuite, ainsi que les anecdotes plus ou moins intéressantes, destinées à quelqu’un qui ne la lirait sûrement jamais. Il devrait la remettre au propre.

Du haut du Kriegsteig, il avait regardé le soleil se lever sur les toits bronzés de Graz, tel une mer figée dans ses vagues et ses embruns, roussie par les années et le soleil. C’était magnifique, et apaisant. Qu’est-ce qui l’attendait? Les jungles de gratte-ciel? Les fermes du Mid-West? Il n’en avait aucune idée encore.

Il n’enverrait la lettre qu’une fois en sol américain, bien que le timbre coûterait alors plus cher. Il avait retrouvé l’adresse du destinataire, mais la lettre ne serait pas complète sans un résumé des prochaines heures au moins, des prochains jours au plus. Il pourrait toujours aller à Chicago, tenter de retrouver son vieil ami Jeremiah. Sauf qu’il y avait déjà réfléchi, et la ville des vents… et puis, on ne s’invitait pas ainsi chez quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis 3 ans.

Aller sur le nouveau continent était, paradoxalement, comme un petit voyage dans le passé. On remontait un demi cadran –pour les inconditionnels nostalgiques-, mais on ne retournait jamais vraiment dans le passé… Ce qui était fait le restait et ce qui était fini l’était pour de bon. Peu importe la nostalgie qu’on en retirait.

L’Uhrturm sonna 6 heures et Michael rangea une fois de plus la lettre épaisse dans la poche arrière de son jeans. La ville commençait à s’activer, les tramways se pressaient dans les rues sous lui comme des mille-pattes mécaniques et d’innombrables fourmis leur tournaient autour, certaines pour aller au boulot, d’autre pour monter à leur tour les escaliers, en direction du parc du Schlossberg, pour un jogging ou simplement pour relaxer. Pour sa part, Michael alla s’installer sur un pan de muret, à l’ombre de la gigantesque horloge, à admirer le désordre de tant de vies qui se côtoyaient sous ses yeux, sans se voir. Michael était plongé dans ses souvenirs. Depuis qu'il avait pris sa décision de partir, il prenait enfin un peu de temps pour lui, pour s'écouter. Il avait le sentiment qu’il avait fait le bon choix, que c’était ce qu’il y avait de mieux pour lui. Comme de se trouver là, dans ce parc au réveil, en ce moment. Peut-être que c’était la fatigue qui lui donnait l’impression que tout était aussi harmonieux!

La ville se réveillait, et les gens allaient et venaient, sans vraiment se soucier de lui, allant au travail, à leurs rendez-vous, répétant se rituel immuable depuis la nuit des temps, dont seuls quelques privilégiés parvenaient à s'affranchir.

Un regard à gauche, un regard à droite, ça bouge, ça fourmille, ça avance, regarde sa montre, envoie un message, répond au téléphone, fouille dans son sac à main, sous les frais rayons du soleil qui se lève.

Un regard à droite, un regard à gauche, et... Et quelqu'un se tenait juste devant lui, le regardant fixement, sans toutefois trop d'animosité mais ce qui ressemblait plutôt à de la curiosité...

Complet gris et cravate rose, Markus se tenait juste à quelques mètres de Michaël. Une seule certitude, il n'était pas là il y a dix secondes. Une autre certitude, il ne devait pas être réellement là non plus, vu qu'une jeune femme lui passa au travers sans changer de route, ce dont ni elle ni lui se formalisèrent...

L'humeur facile, le cerveau dans une brume semblable à celle qui descend vers l'Inn lors des matinées automnales, Michael souriait béatement à tout le monde, en direction de personne. Il suivait parfois du regard quelque jolie personne, ou au contraire quelqu'un aux traits particulièrement difficiles, puis sautait sur un autre visage, ou encore une paire de chaussure. Puis il s'aperçut qu'un jeune homme -ou plutôt un homme, il ne semblait pas vraiment plus jeune que l'Autrichien-, se trouvait devant lui et l'observait avec intérêt. Michael lui sourit, puis vie une jeune femme le traverser. Si l'oeil gauche resta sur la jeune femme, le droit voulu rester sur l'homme et, à défaut d'être un caméléon, Michael frotta le vainqueur, l'autre oeil toujours fixé sur le nouveau venu. Apparemment, il n'était pas réellement là.

-Guten Morgen! salua-t-il l'homme en clignant des yeux. Ce devait être l'oeuvre d'un illusionniste ou d'un télépathe particulièrement tordu. S'il était le seul à le voir, il passerait certainement pour un cinglé qui parlait tout seul.

-Sie haben eine schöne Krawatte! Wie geht's Ihnen? L'homme était blond, paraissait bien et aurait pu passer pour un Autrichien, aussi le germanophone eut-il le réflexe de s'adresser à Markus dans sa langue paternelle. Puis il plissa les yeux, montrant toujours ses dents.

-Sprechen Sie Deutsh? Englisch? Vous allez me faire passer pour fou, à tous les cas... Le changement pour l'anglais fut automatique. De toute façon, c'était la langue universelle!

Markus regarda un instant Michaël d'un air posé et agréable, avant de se décider à parler.

"Bonjour. Je ne parle pas allemand, désolé. C'est vrai qu'on passe souvent pour un fou quand on parle tout seul."

Un petit sourire. Markus avait l'air satisfait, et regardait toujours Michaël avec attention.

Michael offrit un grand sourire, de celui qui a joué un mauvais tour -ou en subit les conséquences sans ronchonner- à la réponse de Markus. De toute évidence, il en était satisfait. Il s'excusa rapidement, plutôt par politesse que parce qu'il se sentait mal d'avoir parlé sa langue dans son pays.

-Désolé, je demandais seulement comment vous alliez. Et je disais que vous aviez une jolie crawate.

Il continua de fixer l'homme que lui seul ne voyait, la tête penchée vers son épaule, les yeux grands ouverts, sans crainte de s'attirer des regards mauvais. La fatigue devait accentuer son sens de l'auto-dérision.

-Dites, on se connait au fait? Je peux vous aider? Et ça marche aussi si je parle dans la tête?

Parce que ca ne lui dérangeait pas de passer pour un fou, mais si il devait être interné, c'était une autre paire de manches! Du coup, il devint plus sérieux, replaça sa tête droite et plissa les yeux, pour mieux fixer la vision. Les bras de chaque côté de son corps, les mains à plat sur la pierre, l'Autrichien se souleva ensuite légèrement pour se trémousser et reprendre une position un peu plus confortable, avide d'entendre la réponse du mutant.

"Ça marchera aussi en parlant dans la tête...", répondit Markus à haute et intelligible voix, même si Michaël était manifestement le seul à l'entendre.

"M'aider moi ? Non... Généralement, je n'ai pas vraiment besoin d'aide. Apporter de l'aide, faut voir, c'est toujours bienvenu. On ne se connaît pas vraiment. Mais j'admets avoir la curiosité de faire la connaissance du fameux Michaël."

Pour quelqu'un qui ne le connaissait pas, il était tout de même venu droit vers lui, et connaissait son prénom. Il sourit enfin

"Merci pour la cravate."

Michael hocha la tête en réprimant son sourire, pour montrer qu'il avait bien compris la consigne. De toute façon, il avait certainement pensé un "D'accord" plutôt inconscient.

L'Autrichien ne vit pas vraiment la différence entre aider et apporter de l'aide. La distinction entre les deux termes était probablement basée sur une nuance trop ténue de la langue anglaise, mais grâce au contexte -celui qui l'avait si souvent sauvé en situations d'allophonie-, il comprit que l'illusionniste / télépathe devant lui voulait dire qu'il pourrait requérir son aide pour une, ou plusieurs, tierce personne. C'était plutôt sa tasse de thé, en effet, mais il ne prit pas le temps d'interroger davantage son interlocuteur, qui venait de le qualifier de fameux.

-Fameux? ne put-il s'empêcher de répéter, à voix haute, sur un ton aussi interrogatif que songeur.

Très rapidement, Michael se demanda en quoi il pouvait être fameux, s'être démarquer d'un groupe, ou quoi que ce soit. Même quand il était bon dans une activité, il n'était jamais non plus le meilleur? En raison de sa mutanité alors? Peut de gens en avaient entendu parler ou en avaient été fascinés, hormis à l'institut. Et même il y avait trois ans, il fallait bien avouer qu'il n'était pas resté longtemps et n'avait pas dû laisser un impression balèze avec ses pouvoirs. Il y avait bien quelques personnes desquels il souhaitait ne pas être oublié, mais encore là, il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. Encore moins le rendre fameux.
Il glissa sa main sur la poche de son jeans, d'un geste nerveux, et prit un peu de recul pour analyser la situation. Il se posa alors une question qu'il ne s'était jamais posée avant : quand son cerveau était sur le pilote automatique et qu'il réfléchissait sans l'option "petite voix", utilisait-il une langue?

"De rien" pensa-t-il furtivement, plus par convenance qu'autre chose, avant de reprendre, toujours à l'intention de l'autre mutant.
"Au fait, comment vous appelez-vous?"

L'air sérieux, le regard aiguisé, il fixa Markus dans les yeux (rien pour l'aider à passer pour sain d'esprit).

"Qu'est-ce que je peux faire pour vous, alors?

"Et bien à vrai dire, non, il n'y a pas vraiment de langue", commenta Markus à la question qui n'avait pas été posée, avant de répondre à celle qui avait été, réellement, posée.

"Je m'appelle Markus Wiseman. En réalité, je suis à Manhattan, actuellement. Comme je l'ai dit tout à l'heure, je suis uniquement venu pour satisfaire ma curiosité...", il laissa sa phrase en suspens, ne satisfaisant pas pour autant la curiosité de Michaël sur qui l'avait rendu aussi fameux.

Pour le coup, Michael sentit ses joues s'enflammer un brin. Ainsi, n'importe quel mentaliste pouvait toujours savoir ce qui se passait dans sa tête, peu importe s'il parlait allemand ou non. Ça n'était pas si grave pour l'instant : il n'avait rien de mal ou quoi que ce soit d'autre à cacher à Markus.

"Enchanté, Markus." répondit formellement Michael avant de hausser le sourcil d'un étage.

"Je m'en vais dans la Grosse Pomme aujourd'hui même! Quel hasard comique n'est-ce pas?"
Michael tut les raisons qui l'avaient poussé à aller là-bas. Visiter Georgia, Jeremiah, peut-être Rachel si il retrouvait sa trace. Envoyer une lettre à Reims. Que de banalités.

Son arcade sourcilière jouant les ascenceurs, il redescendit d'un niveau et demi à la conclusion de Markus. Les deux mutants se trouvaient face à face, Markus pouvait l'observer sous tous ses traits et avait accès à la moindre pensée de Michael. Quoi d'autre pouvait-il bien vouloir connaître pour satisfaire sa curiosité?

"Posez-moi des questions, alors..." débuta l'Autrichien, défensif, en regardant les aiguilles de l'Uhrturm.

"Par contre, je vais devoir y aller bientôt si je ne veux pas rater mon train ni mon avion. Pouvez-vous vous déplacer sous cette forme ou serait-il préférable de se donner rendez-vous à New York?" Et il ne savait toujours pas en quoi il était fameux, pardi!

"Pour un heureux hasard, c'en est effectivement un.", se contenta-t-il de faire remarquer, pensant probablement plus qu'il n'en disait.

Finalement, il regarda sa montre, puis l'horloge, et acquiesca.

"Oui, il ne faut pas vous mettre en retard. Vous avez satisfait ma curiosité, mais j'avoue être peut-être un peu déçu que la vôtre ne soit pas plus expansive, et ne parvienne pas à franchir le cap de la pure intention.

Je vous retrouverai peut-être à New-York. Ou bien peut-être me retrouverez-vous. Laissez donc un peu plus faire le hasard, et voyez où cela vous mène. Gardez une part d'imprévu. Tout ce que vous avez projeté ne se réalisera peut-être pas. Ou bien peut-être se réalisera-t-il sans vous ? Vous verrez bien."

Il lui adressa alors un clin d’œil, et se volatilisa.

Michael haussa le sourcil (c'était toujours le même, l'autre était moins flexible, du coup) en se demandant quelle part de destin il pouvait bien y avoir dans ce hasard, justement. Il lui semblait désormais probable que Markus, comme il s'était présenté, avait orchestré le tout, ayant peut-être même joué dans ses pensées pour le faire partir. Michael y réfléchit un instant. Non, c'était bien ce qu'il désirait.

Et, si il n'avait pas été froissé, il aurait peut-être souri d'avantage en réponse au clin d'oeil de Markus. Car il se sentait froissé. D'abord qu'on lui reproche d'être ordonnée. Jamais sa méthode ni sa prudence ne lui avaient fait défauts jusqu'à présent. En fait, oui, une fois, mais les circonstances étaient diamétralement opposées. Pourquoi serait-ce différent cette fois? Ensuite, il était froissé qu'on l'ait jugé trop peu curieux. Pas parce qu'il se considérait comme foncièrement curieux (il connaissait définitivement pire), mais surtout parce qu'il lui semblait normal d'éprouver au moins autant de méfiance que de curiosité face à un inconnu qui apparait de nulle part et lis les pensées. Tous les enfants savent qu'on doit refuser les bonbons d'un inconnu, alors imaginez quand il est à deux doigts d'être une manifestation de schizophrénie!

Songeur, Michael se releva, passa là où se tenait Markus un instant auparavant et se dirigea vers son appartement, les questions explosant dans son esprit, alors qu'il se sentait désormais plus en contrôle de la situation. Qui était Markus Wiseman? Était-ce son vrai nom? Pourquoi était-il venu lui apparaître aussi tôt le matin (ou tard la nuit, selon)? Que cherchait-il à savoir, ou à découvrir sur Michael? Pourquoi celui-ci était-il fameux? Était-il aussi devin, pour lui parler ainsi de son avenir? Tout cela était-il de bon augure?


Michael avait rendu les clés de son appartement et, se sentant bien plus léger que s'il n'était que libéré du poids du trousseau, il se dirigea vers la gare de Graz, son habituel sac de randonnée sur le dos. Dans quelques heures à peine, il serait à New York.

New York, New York